De nouvelles géographies visuelles
de Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós
in Hors série Artpress 2 « Cinémas contemporains », 2011
(dir.) Christophe Kihm, traduit en anglais
CINÉMAS CONTEMPORAINS
ÉDITORIAL – CHRISTOPHE KIHM / HENRI LANGLOIS : EXPÉRIMENTER, CONSERVER – EXPERIMENTATION, CONSERVATION – DOMINIQUE PAÏNI / L’ART DU CLIGNOTEMENT / GOING ON THE BLINK – LOUIS-JOSÉ LESTOCART / L’EXPÉRIENCE FILMIQUE DU MONDE / THE FILMIC EXPERIENCE OF THE WORLD – RODOLPHE OLCÈSE / DÉBRIS D’IMAGES. FAST FILM, DE VIRGIL WIDRICH – DEBRIS OF IMAGES. VIRGIL WIDRICH’S FAST FILM – EMMANUELLE ANDRÉ / DE NOUVELLES GÉOGRAPHIES VISUELLES / NEW VISUAL GEOGRAPHIES – ALIOCHA IMHOFF & KANTUTA QUIRÓS / PRIMA DELLE RIVOLUZIONI. AVANT-GARDES ARABES DES ANNÉES 2000 – BEFORE THE REVOLUTION… – NICOLE BRENEZ / AU LIEU DU CINÉMA – THE PLACE OF CINEMA – ÉRIK BULLOT / DES FILMS SANS AUTEURS, DE LA SURVEILLANCE À LA FICTION – FROM UNTHOUGHT FILMS TO UNINTENDED FICTION – JEAN-MARC CHAPOULIE / DISPERSION DU CINÉMA ET EXTENSION DU DOMAINE FILMIQUE – THE DISPERSION OF CINEMA AND EXTENSION OF THE DOMAIN OF FILM – DORK ZABUNYAN / INSTRUCTION ET CINÉCRITURE – TWO GREAT EXPERIMENTS IN SEARCH OF CINEMA – ANNE MARQUEZ / O FANTASMA : FRANK BEAUVAIS, JEAN-SÉBASTIEN CHAUVIN, YANN GONZALEZ – WAKE UP AND SMELL THE ROAST ON A CERTAIN TREND IN FRENCH FILMS – PATRICE BLOUIN / JACKY ÉVRARD QUOI DE NEUF CÔTÉ COURT / BIG ON SHORTS / ENTRETIEN AVEC CATHERINE MILLET / ACTUALITÉS / OÙ VA LA FÉMIS – THE FUTURE FOR FÉMIS / ÉMILE SOULIER / CHRONIQUES – CHRONICLES / Valérie Mréjen, Laurent Carceles, Clarisse Hahn, Dominique Marchais, Michael Snow, Érik Bullot, Germaine Dulac, Lawrence Weiner, Frédérique Devaux & Michel Amarger, Alain Della Negra & Kaori Kinoshita, Tony Conrad, Jean-Charles Hue / CINÉMA ET ART CONTEMPORAIN AU BRÉSIL – CINEMA AND CONTEMPORARY ART IN BRAZIL ARIEL SCHWEITZER
https://www.artpress.com/art-press-2–le-sommaire-du-numero-21,8950.media?a=25407
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De nouvelles géographies visuelles
de Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós
Les pratiques expérimentales du cinéma en se déplaçant massivement ces dernières années vers le champ de l’art contemporain – le film et la vidéo d’artistes apparaissant aujourd’hui comme héritiers légitimes du cinéma expérimental– et en suivant alors le mouvement propre au monde de l’art, toujours plus mondialisé et s’ouvrant aux artistes non-occidentaux, a vu son canon, autrefois quasi-exclusivement européano-américain, s’internationaliser à son tour. Pour autant, il ne s’agira pas ici, de nous intéresser à la mutation du champ expérimental du point de vue de cette nouvelle visibilité et représentativité d’artistes issus de pays dits périphériques. Plus décisif sera le projet esthétique expérimental, beaucoup plus marginal, d’un décentrement du cinéma lui-même porté par des artistes qui tentent de s’attaquer aux opérations sémiotiques de colonisation des regards et des imaginaires. Des artistes qui, en dialogue avec les études postcoloniales, déploient aujourd’hui autant destratégies visuelles de déconstruction et de critiques de la représentation, visant à opérer des gestes de « décolonisation du voir » [i] pour reprendre les mots du théoricien de l’art Joaquin Barriendos. Nous souhaitons ainsi revenir ici sur trois démarches singulières présentées récemment à Paris, dans le cadre de l’évènement Quefaire ? art/film/politique qui s’est tenu en 2010 au Centre Pompidou. La vidéo « On three posters » (2004) de l’artiste/performeur RabihMroué, comme mise en crise radicale de la possibilité d’une représentation et d’une traductibilité du contexte libanais, le film « Future Archeology » (2010) d’Armin Linke & Francesco Mattuzzi utilisant la stéréoscopie comme stratégie d’analyse visuelle et, enfin, le travail filmique des artistes anglais Brad Butler & Karen Mirza, qui réactivent le vocabulaire du cinéma structurel dans le cadre d’un projet de contre-ethnographie. Des artistes qui s’interrogent sur la circulation entre contextes locaux et globalité et ont pour dénominateur commun de ne pas envisager l’objet film/vidéo comme point de départ d’une proposition spécifique mais plutôt comme une étape d’un processus plus large, constitué d’aller-retour entre performance, vidéo, ethnographie, architecture, cinéma, intervention in-situ, archives, etc., conférant un caractère particulièrement expérimental à leur démarche.
Contre-visualités
En s’intéressant aux anciennes bases militaires et colonies civiles israéliennes établies puis abandonnées en territoire occupé palestinien, le collectif d’architectes Decolonizing architecture propose une des analyses contemporaines les plus éclairantes de la colonisation. Le collectif s’attache à ces architectures abandonnées en se demandant que faire pour leur réappropriation après le départ des colons ou des militaires israéliens ? Comment les décoloniser ? Comment les palestiniens peuvent-ils transformer un espace de domination et de guerre en un espace d’imagination ? « L’incidence visuelle des colonies sur les Palestiniens agit en générant constamment le sentiment d’être regardé. » analyse Eyal Weizman, architecte et écrivain israélien, membre du collectif. Si la structure des colonies est pensée comme un dispositif visuel, panoptique, alors l’acte de décolonisation doit passer, d’après le collectif, par une intervention dans le champ de vision. Comme proposition architecturale de réappropriation de ces habitations, Decolonizing architecture suggère un geste minimal : changer l’orientation des portes et des fenêtres qui s’ouvrent sur le paysage. Cette intervention architecturale qui réorganise le visible est pensée par le collectif comme «cinématographique» dans le sens où il s’agit d’une intervention dans la fixation des conditions de vision et dans la direction des manières de voir. Le film Future archeology, réalisé en 3D en 2010 par Armin Linke et Francesco Mattuzzi est une collaboration avec le collectif d’architectes. Dans ce film, les deux artistes italiens emploient de manière expérimentale la stéréoscopie pour permettre une analyse et relecture immersive et intime de l’espace. Cet outil permet d’approfondir la cartographie visuelle et cognitive des dispositifs coercitifs symboliques et effectifs impliqués par la construction spatiale des colonies. La stéréoscopie en tant que stratégie visuelle permet ainsi d’analyser l’organisation des colonies et des campements militaires comme un dispositif optique, surplombant et supervisant les villes palestiniennes, organisation qu’Eyal Weizman identifie comme un « urbanisme optique » [ii] qui tend à maximaliser le pouvoir de visualisation des colonies sur les villes palestiniennes situées en contrebas. Lefilm est un outil dont on utilise alors une propriété sous-exploitée, la stéréoscopie, afin d’amplifier la compréhension de l’architecture de la colonisation. Le film devient le trait d’union entre un projet expérimental, un projet politique et l’expérimentation d’une propriété du cinéma.
Ethnographiesexpérimentales
Dans un ouvrage important et très largement méconnu en France, paru en 1999, Experimental ethnography [iii], la théoricienne canadienne du cinéma Catherine Russell montrait les intrications réciproques du film ethnographique et du film d’avant-garde, et comment le cinéma expérimental avait pu être et pouvait encore constituer une des voies les plus importantes de décolonisation de l’ethnographie. Elle révélait comme le film expérimental avait été une ressource précieuse pour une« ethnographie postmoderne », rénovée par la critique postcoloniale, notamment dans la mesure où le cinéma structurel dans son soucis de déconstruire l’évidence du visible, aurait permis à l’ethnographie de se défaire de son fantasme réaliste au moment où elle prétendait représenter de manière transparente et réaliste les peuples et cultures qu’elle ethnographiait. Pour des anthropologues et ethnologues comme James Clifford ou George Marcus, l’ethnographie postmoderne met en crise la prétention à l’objectivité de l’ethnographie moderne et, pour ce faire, la critique de l’authenticité visuelle produite par le cinéma structurel constitue une ressource radicale. Le cinéma structurel (incarné par des cinéastes tels que Michael Snow, Tony Conrad, Peter Gidal ou Malcolm Le Grice), habituellement envisagé uniquement comme exploration des systèmes perceptuels, des structures et de la matérialité du film, aurait plus encore construit les bases d’un cinéma libéré de la prédation visuelle que constitue le projet colonial. Dans la lignée de cette réflexion, les cinéastes anglais Brad Butler et Karen Mirza utilisent la grammaire et les outils du cinéma structurel, pour les ressaisir dans le cadre d’une référentialité liée aux sciences sociales. Si leur cinéma est empreint d’une recherche quasi-sculpturale et architecturale (s’intéressant aux mouvements de caméra, à la spatialisation du son, aux dispositifs de projection dans l’espace d’exposition, via l’installation ou l’expanded cinema, etc), ils utilisent le cadre conceptuel du film structurel, non tant pour s’interroger sur la matérialité du film que pour en révéler les conditions de production. Plus encore, ils s’intéressent à ce qui survient au film structurel quand cette forme iconographique occidentale est confrontée à un contexte postcolonial [iv]. Esquissant une éthique de la non-réversibilité des places, inscrite dans un souci d’éviter l’indignité de parler pour les autres, le théoricien du cinéma Serge Daney affirmait, qu’en voyage, il ne prenait jamais de photos, qui lui semblaient relever d’autant d’actes de prédation visuelle, mais qu’il se limitait volontairement à n’acheter que des cartes postales, qui, selon lui, émanaient des regards posés par les habitants sur leur propre territoire. Dans The exception and the rule, le dernier film de Karen Mirza et Brad Butler, réalisé en 2010, documentaire expérimental, à l’esthétique fragmentaire, les cinéastes placent au centre leur expérience etposition paradoxale de jeunes anglais filmant le Pakistan et l’Inde et interrogent la figure de l’artiste en voyageur, en nomade, conscients que, « prendre une photo en Inde » est problématique. Brad Butler et Karen Mirza inventent pour ce film une voix et une instance critique à l’intérieur du film, portée par un personnage fictif, figure du collaborateur local. Butler et Mirza utilisent un ensemble d’instances dénaturalisantes, autoréflexives et de mises en crise de la représentation, du point de vue. Dans une scène, qui semble être une interview classique de rue, dans un plan fixe et face caméra, un passant, plutôt que de s’adonner à une description de son mode de vie et de ses activités, décrit méticuleusement ce qu’il voit au moment où il est filmé, le cadre et la ruelle hors-champ, le contre-champ que nous ne voyons pas. Dans un de leur film récent, The autonomous object ?, Butler et Mirza tentent encore de déconstruire la relation entre filmeurs et filmés. Dans ce film qui n’est pas sans rappeler le Film Mirror de Robert Morris (1970), les personnes filmées au Pakistan ou en Inde tendent un miroir à la caméra. Ce geste spéculaire se veut ici moins une mise en abime du cinéma qu’une déconstruction de ce point de vue à prétention universaliste qui serait au cœur du cinéma ethnographique. Le film structurel est ici utilisé pour révéler les conditions du visible, la matrice de l’architectonique du regard. Le projet de The autonomous object ?, en tentant d’échapper à l’objectification des personnes filmées, est alors de mettre à jour ce regard qui ne s’énonce pas. Après l’échec des visées humanistes du cinéma documentaire du début des années 2000, qui tentait encore de trouver une juste distance avec les personnes filmées, le cinéma de Butler & Mirza ébauche, quant à lui, quelques pistes expérimentales pour une éthique rénovée du cinéma documentaire et de sa relation à l’autre.
Commentaire performatif
Rabih Mroué, artiste, comédien, metteur en scène salué sur la scène internationale, appartient à une génération d’artistes libanais devenus incontournables dans le champ de la vidéo et de l’art (nous pourrions également citer Akram Zaatari, Walid Raad, Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, etc.) mêlant fiction et réalité, retraitant l’archive comme matériau dans une mise en crise de la représentation et de ses évidences, convoquant les motifs de la mémoire, de la réécriture de l’histoire, liés au contexte spécifique de la guerre et de ses séquelles. En 2000, Rabih Mroué et Elias Khoury retrouvent sur les étagères poussiéreuses du siège du Parti Communiste libanais l’enregistrement vidéo VHS de Jamal El Sati, qui, en 1985, enregistrait un témoignage à destination de la télévision, avant d’entreprendre une opération suicide contre l’armée israélienne qui occupait le Sud-Liban. Elias Khoury et Rabih Mroué découvrent sur les rushes quatre prises différentes de l’enregistrement, où Jamal El Sati répète, tel un acteur, la phrase « Je suis le martyr ». La prise retenue à l’antenne fut celle contenant le moins de traces d’émotions et la plus à même d’alimenter la Fabrique du Héros. Le paradoxe de cette phrase « je suis le martyr » qui équivalait à dire « je suis mort » produisait un trouble quant au statut de la vidéo, celle-ci étant supposée être un enregistrement de ce qui a déjà eu lieu. Confrontés à l’image de ce sujet vivant qui se déclare comme étant un corps déjà mort, Rabih Mroué et Elias Khoury, décide de réaliser une performance intitulée « Three Posters » et d’examiner ce geste vidéographique, entamant une interrogation autour d’une épistémologie de l’image. La performance fut invitée à voyager dans de nombreux festivals étrangers, principalement européens. En 2004, Rabih Mroué décide de ne plus jamais réaliser cette performance constatant son appropriation erronée par les médias et la presse étrangère. Il réalise alors « On three posters » (18 min, 2004), vidéo où, Rabih Mroué, face caméra sur fond blanc, explique les raisons qui l’ont mené à ne plus jouer cette performance. Il revient sur l’ensemble du processus : la VHS retrouvée du martyr, puis sur la performance et sa réception. Il indique comment les libanais se sont retrouvés prisonniers d’une double impasse, pendant et après la guerre civile, celle d’un côté de la propagande héroïsante, militaire et sacrificielle d’une gauche libanaise ayant capturé le langage de l’émancipation et de l’autre côté, l’inflation sémiotique des mots « martyr », « attentat suicide », dans la presse européenne, dans le contexte post 11 septembre, opérant de nombreuses confusions entre la situation libanaise spécifique et le spectre du terrorisme islamiste. Entamant une réflexion sur l’impossibilité d’une traductibilité du contexte libanais dans un espace global, Rabih termine la vidéo par ces mots « Pour nous, c’est un combat perdu d’avance ». Cette impossibilité éthique et politique d’une représentation, traduite alors par Mroué par un refus radical de la théâtralité, le conduit à envisager l’espace du langage comme seul espace politique désormais possible. Le dépliement analytique – mise en abime potentiellement infinie – de son processus créatif et la mise en rapport dialectique des écueils rencontrés deviennent la forme même par laquelle il est possible pour Rabih Mroué d’échapper à la récupération politique dont il fut l’objet. Cette réflexion critique et seconde sur une œuvre précédente et son recodage par le monde occidental a pour ambition d’échapper à la réification de l’utilisation de la vidéo et de la performance originelles. Une stratégie du commentaire comme méthodologie expérimentale déconstructive. Le commentaire performatif devient une extension du domaine de l’image, tandis que la question de la vidéo en tant que médium apparait ici alors secondaire, alors qu’elle en est pourtant le vecteur et l’objet premier de réflexion. Ce devenir-commentaire [v] qui fait basculer la forme vidéo vers une pratique cognitive est ce qui permet de déjouer, neutraliser ou tout au moins parasiter la prédation visuelle. Pour autant, doit-on alors l’envisager comme un simple document qui commente et analyse une œuvre précédente, ou bien s’agit-il d’une nouvelle œuvre ? Rabih Mroué, en déplaçant cette frontière de plus en plus poreuse aujourd’hui entre œuvre et document, se rapprocherait davantage de ce que le théoricien de l’art Stephen Wright appelle les documents performatifs, permettant à la fois de documenter et d’activer son projet, un document qui produit l’œuvre auquel il se réfère. Cet usage performatif du document constituant certainement l’un des modes opératoires les plus efficients aujourd’hui pour une expérimentation esthétique et politique dans le champ des images en mouvement.
Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós
[i] Joaquin Barriendos, “La Colonialidad del Ver: Contrapunteo Epistémico, Ocularcentrismo y Transculturalidad” in Cuadernos de debate, Barcelona, VCGD, 2008
[ii] Eyal Weizman, La politique de la Verticalité, 2002, https://www.opendemocracy.net
[iii]  
;Catherine Russell, Experimental ethnography : The work of film in the age of video, Duke University Press Durham and London, 1999
[iv] Brad Butler, How can structural film expand the language of experimental ethnography ?, University of the Arts, London, thèse de doctorat, 2009
[v] Rabih Mroué décline d’ailleurs également « On three posters » sous la forme de conférence-performances. Ce fut le cas notamment en décembre 2010 à Paris, dans le cadre de Que faire ? dont la conférence -performance de Rabih Mroué, On three posters, dans une version longue de 40 minutes, inaugurait l’ouverture au Centre Pompidou.