Atlas critique
Exposition
Le Parc Saint Leger, Centre d’Art Contemporain, invite le peuple qui manque.
Francis Alÿs, Erick Beltrán, Berger & Berger, Border Art Workshop, Mark Boulos, Lewis Carroll / Henry Holiday, Chto delat?, Fernand Deligny, Michael Druks, Claire Fontaine, Internacional Errorista, Pedro Lasch, Vincent Meessen, Nástio Mosquito, Estefanía Peñafiel Loaiza, Lia Perjovschi, Radek Community + Dmitri Gutov, Philippe Rekacewicz, R.E.P. Group, Allan Sekula & Noël Burch, Société Réaliste, Stalker, Endre Tót, David Wojnarowicz /James Wentzy / AIDS Community Television.
Commissariat : Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós
Vernissage: Vendredi 16 mars 2012 à 18h30
Dates: 16 Mars 2012-27 mai 2012
Parc Saint Léger, Centre d’art contemporain
Avenue Conti 58320 Pougues-les-Eaux / France
« Les « nouvelles pensées critiques » sont un continent inconnu, en voie de formation, puisque la défaite historique du marxisme comme pensée et comme mouvement nous a fait entrer dans une ère nouvelle – dans laquelle le marxisme est présent, mais sur un mode différent que précédemment – dont les coordonnées nous sont encore inconnues. De là l’importance de multiplier et de confronter des cartes. » (Razmig Keucheyan, 2010)1
Au moment où la pensée critique et les politiques contemporaines mutent et se redéploient, s’est imposée la nécessité d’établir de nouvelles cartographies de ce continent théorique en formation. Atlas, cartographie, diagramme, en spatialisant les formes et les modes de pensée, le travail intellectuel critique, nous en offrent une visualité optimale. L’atlas, comme forme visuelle de présentation de la connaissance, aurait, comme l’avance l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, pour finalité de recueillir le morcellement du monde et de « remonter le monde »2. En procédant par démontage et remontage des anciennes catégories, en établissant des connexions invisibles, des liens qui demeuraient jusque là inintelligibles, l’atlas se révèle modèle opératoire idéal pour établir et proposer des tableaux synoptiques qui relieraient archipels conceptuels, images du monde, constellations politiques. La pensée diagrammatique d’Erick Beltran (Mexique), Lia Perjovschi (Roumanie) ou Vincent Meessen (Belgique) relève de cette archéologie de la connaissance, tout en proposant des modélisations prospectives de la géographie des théories critiques contemporaines. Leurs paysages conceptuels, par leur fort entrelacement à la fois subjectif et systémique, constituent autant d’encyclopédies imaginatives, de machines de transformation.
Tout ce qui est solide se dissout dans l’air
Mais, plus encore, à l’heure où pour nombre de théoriciens, géographes, philosophes politiques contemporains (Edward Soja, Fredric Jameson ou David Harvey), l’espace domine le temps, de nombreux concepts géographiques, tels que la cartographie, l’échelle, la frontière, la distance ou le territoire, prolifèrent dans le champ de l’art et une résurgence d’intérêt pour la réflexion sur l’espace s’est produite récemment, bien au-delà de la géographie, l’architecture ou l’urbanisme. La théorie critique et les sciences sociales font désormais appel avec une insistance nouvelle aux spatialités pour lire les phénomènes sociaux. Le capitalisme, lui-même longtemps envisagé sans territoire ni frontière, est pensé désormais comme un phénomène qui procède à un aménagement spatial lorsqu’il investit un territoire. Pour le géographe David Harvey3, les crises capitalistes s’incarnent physiquement dans les espaces qu’elles produisent. Dans son saisissant diptyque All that is solid melts into the air4 (2008), l’artiste Mark Boulos joue, par un montage dialectique, le jeu de la proximité et de la distance. En opposant rebelles du Delta du Niger aux traders de la Bourse des Energies de Chicago, au premier jour de l’éclatement de la crise des subprimes, Boulos met à jour les spatialités causales entre la spéculation financière et la dépossession des travailleurs Nigérians, par l’intermédiaire de la circulation globale d’une matière devenue valeur immatérielle: le pétrole. « L’argent n’existe pas encore, la marchandise n’existe pas encore, l’ensemble symbolise la ‘métaphysique du capitalisme ». Avec The Forgotten Space (2010), dernier film réalisé par l’artiste Allan Sekula et le cinéaste et théoricien du cinéma Noël Burch, ces deux expérimentateurs du genre documentaire envisagent la mer comme l’espace oublié de ces temps globalisés, lieu d’échanges et de toutes les circulations au sein de l’économie mondialisée.
B/orderlands 5
Les théoriciens de la pensée postcoloniale ont également produit des analyses spatiales de la construction idéologique des notions de frontière et de distance. « Des gens qui habitent quelques arpents vont tracer une frontière entre leur terre et ses alentours immédiats et le territoire qui est au-delà, qu’ils appellent “le pays des barbares”. (…) Chaque époque et chaque société recrée ses propres Autres »6 , écrivait ainsi l’intellectuel palestinien Edward Saïd, qui décrivait ce phénomène comme une « dramatisation de la distance ». On aperçoit combien la toponymie, le nommage géographique des territoires (des Amériques, par exemple) ou encore du « proche » et du « lointain » (nous et les autres, le centre et la périphérie, l’espace national et le reste du monde ou encore le Proche / Moyen Orient) correspondent à des catégories épistémiques, sous-tendues par la question de qui a le pouvoir et l’autorité de nommer et de subsumer les Autres dans des catégories identitaires. Les anthropologues postmodernes (James Clifford, Johannes Fabian) ou les géographes radicaux (Derek Gregory), nourris par la théorie postcoloniale, ont aussi montré que les mises à distance « des Autres » sont le résultat de constructions géographiques imaginaires qui se déploient – bien au-delà des seules frontières physiques et symboliques structurant continents, pays, ou villes-, jusqu’au sein des disciplines de savoir7. Ces systèmes hégémoniques de significations spatiales et géographiques se trouvent aujourd’hui comme réécrits par les pratiques artistiques contemporaines. Ainsi, alors que l’on sait combien la cartographie, en tant que discipline, fut profondément imbriquée dans la production performative des récits de la modernité, de la rationalité et du positivisme, mais aussi de l’histoire du colonialisme et des récits nationaux, elle est devenue aujourd’hui le lieu privilégié de l’invention de contre-pratiques et de contre-cartographies d’artistes, qui ouvrent des lignes de fuite.
Le méridien zéro
Au cours du 19ème siècle, l’accélération des entreprises coloniales menées par les pays européens –qui prit son essor dès le 15e siècle avec la maîtrise progressive des routes maritimes et la colonisation du continent américain- a conduit à une expansion territoriale qui, jusqu’à l’intérieur des continents et dans les régions extrêmes du globe, a réduit les espaces blancs des cartes tout en affinant davantage encore la précision de celles-ci. La cartographie devenait non seulement instrument mis au service des appropriations territoriales et militaires, mais aussi une matrice idéologique impérialiste. Ainsi, l’homogénéisation des mesures temporelles, par l’entremise de la promulgation du méridien de Greenwich en 1884, comme diapason universel du temps, imposait un universalisme implicitement eurocentré. Avec ce choix du méridien zéro, cette fabrique du temps universel était fonction d’une guerre spatiale8. C’est dans ce contexte que surgit la carte vierge et évidée de l’Océan de Lewis Carroll et l’illustrateur Henry Holiday, dans la nouvelle la Chasse au Snark, parue en 1876. Cette carte idéale de l’océan, débarrassée de conventions et de repères terrestres, pourrait être qualifiée avec le théoricien de la littérature Bertrand Westphal de « carte paradoxale, (…) d’où pourrait émerger un espace de liberté »9 , convoquant un imaginaire de la conquête, tout en étant teintée d’une nostalgie liée à la fin des espaces vierges10.
Upside Down – América Invertida
En 1943, Upside Down / América Invertida, le célèbre dessin d’une carte de l’Amérique du Sud « à l’envers » par l’artis te uruguayen Joaquìn Torres Garcìa – représentant du mouvement pictural de« l’Ecole du Sud »- inversait la représentation des hémisphères Nord et Sud et des hiérarchies politiques, culturelles et géo-épistémiques. Aujourd’hui, une jeune génération d’artistes envisage l’Equateur, signe des partitions Nord/Sud, comme un lieu de ré-écriture. L’artiste équatorienne Estefania Peñafiel Loaiza et brésilienne Adriana Varejão le mettent en scène, en tant que ligne contingente, qui, de manière arbitraire, tronque les corps et les sujets postcoloniaux. Et le cartographe et géographe Philippe Rekacewicz (FR), l’artiste/vidéaste/performer Nástio Mosquito (Angola), les collectifs Société réaliste (FR), Claire Fontaine (FR), Stalker (Italie), qui s’intéressent aux déplacements, aux mobilités et migrations, aux sujets déterritorialisés et autres géopoétiques nomades, interrogent, plus largement, par le biais de spatialités disruptives, les épistémologies et hégémonies nord/sud, le constructivisme des frontières et des fictions nationales. Une nouvelle physique de la carte est née.
Lieux-réels-et-imaginés
« Une frontière est un lieu vague et indéterminé créé par le résidu émotionnel d’une limite qui n’est pas naturelle. La frontière entre Etats-Unis et Mexique est une blessure ouverte où le Tiers monde se frotte avec le Premier et saigne. Blessure ouverte longue de 1950 miles / divisant un pueblo, une culture, courant sur toute la longueur de mon corps, plantant des piquets de clôture dans ma chair / me coupe en deux en deux / me fissure me fissure. » Gloria Anzaldúa, Borderlands – La Frontera – The New Mestiza (1987) 11
Des théoriciens, écrivains ou artistes conceptuels chicanos (Border Art Workshop, Pedro Lasch, Gloria Anzaldúa) ont, quant à eux, mis en crise la naturalité de la frontière mexicano-américaine, l’envisageant simultanément comme mur et passage, suture et brisure, confins et seuil entre plusieurs mondes, site de culture oppositionnelle et de lutte politique. Avec son livre majeur, et mondialement acclamé, Borderlands / La Frontera: The New Mestiza (1987), Gloria Anzaldúa, poétesse chicana, théoricienne des études post-coloniales et post-féministes, envisageait les territoires frontaliers, comme espaces liminaux à l’origine d’une nouvelle géographie du moi et du savoir, qui inaugurent une théorie de la connaissance fondée sur une désidentification radicale, une perte de contrôle, un espace de l’entre-deux, où l’écrivain se mue en travailleur culturel visionnaire, se mouvant entre des mondes souvent conflictuels. La méthodologie multilingue d’Anzaldúa incarne ce que Walter Mignolo appelle une «pensée frontière», double conscience employant un multi-langage pour offrir une nouvelle épistémologie. Dans la lignée du Chicano Art Movement, né aux Etats-Unis dans les années 70, le collectif Border Art Workshop (BAW) / Taller de Arte Fronterizo (TAF), travaille, depuis 1985, autour du topos politique, culturel et imaginaire de la frontière, à partir d’actions site-specific sur la frontière mexicano-américaine. Alors que le mouvement du Chicano Art avait déjà revendiqué la notion de culture frontalière, et posé le spanglish comme une poétique de l’hybridation culturelle, l’émergence du BAW / TAF a coïncidé avec l’édiction de nouvelles lois migratoires aux Etats-Unis et une intensification industrielle de la frontière. En 1974, déjà, l’artiste israélien Michael Druks produisait une cartographie des territoires occupés palestiniens en tant que lieu-réel-et-imaginé12, où l’identité et l’espace mental de l’artiste même se trouvaient occupés et envahis par cette problématique territoriale et militaire. Sa carte psychogéographique, devenue iconique, intitulée Druksland, superposait un instantané cartographique de l’occupation des territoires et les sphères droite et gauche du cerveau et du visage de l’artiste. En 2004, pendant deux jours, l’artiste Francis Alÿs, a marché dans Jérusalem, traçant un fin trait de peinture verte alors qu’il se déplaçait selon la ligne d’armistice dessinée en 1948 entre Israël et la Transjordanie, connue sous le nom de « Ligne verte » (en raison de la couleur du crayon utilisé pour le tracé de cette ligne sur la carte). La marche vulnérable de l’artiste jouait le territoire, la topographie réelle à l’échelle 1:1 contre la carte et l’idéalisation militaire de la ligne droite.
Cartographies schizoanalytiques
Un autre usage de la cartographie qui rompt avec une conception positiviste et annexionniste de l’espace est celui des lignes d’erre et schizo-analyses proposées par l’écrivain et pédagogue Fernand Deligny, transcrivant les déplacements d’enfants autistes dans des aires de séjours, issues d’une utopie pédagogique, menée dans les Cévennes à Monoblet, à partir des années 1960. C’est auprès de ces enfants que Deligny et ses collaborateurs commencent à tracer ces lignes, reflets des circulations des jeunes autistes dans leur espace de vie et à parler de « chevêtres », ces nœuds par lesquels les jeunes passent et butent sans cesse. Pour Deligny, qui envisageait les enfants autistes comme résistants à la colonisation et la domestication des espaces symboliques par le langage, ces cartographies constituaient une manière de leur offrir un espace échappant à la parole. « C’est dans la mesure où les « voûtes verbales » et très illusoires de leurs conduites incertaines vont céder, que deviendra possible et même nécessaire l’usage d’un langage autre que la parole au sens verbal du terme, langage qui tend à devenir re-présentation par gestes et par tracés des actes à prévoir et de la réalité non présente là, à ce moment-là, re-présentation perceptible, perçue par les autres et qui provoque la participation des uns et des autres, non seulement à ce qui doit être agi mais aussi et surtout à la trouvaille de menus gestes ou de tracés qui doivent devenir d’usage courant. »13 écrivait-il en 1968. Les lignes d’erre de Deligny influenceront profondément les courants anti-répressifs de la psychothérapie institutionnelle des années 60-70 et notamment, la pensée cartographique de Mille plateaux (1980), de Gilles Deleuze et Félix Guattari, leur permettant d’esquisser avec la schizoanalyse14, une approche cartographique de l’inconscient qui échappe à la lecture familialiste proposée par la psychanalyse freudienne.
Bodies-cities
« Henri Lefebvre suggère que le pouvoir survit en produisant l’espace, Michel Foucault suggère que le pouvoir survit en disciplinant l’espace ; Gilles Deleuze et Félix Guattari suggèrent que pour reproduire le contrôle social, l’État doit reproduire le contrôle spatial. Ce que j’espère suggérer est que l’espace du corps humain est sans doute le site le plus critique pour observer la production et la reproduction du pouvoir. » Barbara Hooper, Bodies, Cities, Texts, 199115
Des manifestations politiques, telles qu’elles peuvent être régulièrement réinterprétées et imaginées par des artistes contemporains, notamment en Amérique latine ou en Europe de l’Est (Radek Community, Endré Tot, Chto Delat ?, R.E.P. Group, Internacional Errorista, Francis Alÿs, etc), sont ici envisagées comme autant de psychogéographies et scénographies urbaines radicales, d’incises dans l’espace public et les spatialités du contrôle social. Ainsi, alors que la censure était toute puissante, dans le contexte des années de plomb de l’Europe de l’Est, la performance-manifestation Zéro Démo (1980) de l’artiste hongrois Endré Tot, utilisait le signe zéro pour transformer cette impossibilité en un symbole de toutes les manifestations possibles. Depuis sa création en 1997, le groupe d’artistes, activistes culturels, auteurs, musiciens Radek Community établit à Moscou s’est fait remarquer par ses actions politiques, interventions urbaines très critiques. La vidéo Démonstration (2000) montre comment travailler avec la vidéo permet d’articuler une dramatisation de certains processus sociaux et « soulève des questions sur la possibilité d’une résistance politique en Russie, sous la condition de la forte influence du mode de vie occidental, à travers la culture de masse et de sa technologie 16 ». L’exposition présente enfin les funérailles politiques, appelées de ses vœux par le plasticien, performer et écrivain de l’East Village new yorkais David Wojnarowicz, mort du sida en 1992. Celui-ci, en compagnon de route du collectif Act up New York, souhaitant dépasser le caractère privé des cérémonies de deuil des morts du sida (et de sa propre mort incluse), théorisa et imagina des cérémonies violentes, bouleversantes et théâtrales, comme irruption spectaculaire de la problématique du sida dans l’espace public. A l’unisson de la critique de la binarité moderniste espace public/privé, émanant notamment des géographes féministes postmodernes telles que Barbara Hooper, les spatialités queer des années 90, liées à l’activisme culturel contre le sida, ont entrevu la manifestation comme site radical de contre-géographie.
Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós