Mercredi 11 décembre 2013
Pour une histoire du Mexique non-linéaire
19h – Cinéma 2
Oliver Debroise / Mariana Castillo Deball / Monica Mayer
Rencontre avec Monica Mayer (artiste, Mexique) et Annabela Tournon (historienne de l’art, EHESS)
Si cette séance-palimpseste, composée d’une série d’emboitements temporels, est d’abord construite autour du film Un banquet à Tetlapayac, réactivation du mythique film inachevé de Sergei Eisenstein, Qué viva Mexico ! par le commissaire d’exposition et historien de l’art mexicain Olivier Debroise, elle esquisse en filigrane une histoire délinéarisée du Mexique.
Curateurs : Kantuta Quiros & Aliocha Imhoff
Mariana Castillo Deball, There is a space later in time where you are just a memory (2010, 7 min)
Mariana Castillo Deball, There is a space later in time where you are just a memory, 2010, Video still, courtesy Barbara Wien Wilma Lukatsch
Olivier Debroise, Un Banquete en Tetlapayac (1997-1998, 90 min)
Le film Un Banquet à Tetlapayac est le reenactement contemporain par Olivier Debroise des événements entourant le tournage du film mythique et inachevé du réalisateur Sergei Eisenstein Que Viva Mexico (1931). La production du film d’Eisenstein fut interrompue lorsque l’acteur principal fut incarcéré pour avoir tiré accidentellement sur sa sœur. Pendant ce moment de déshérence, l’équipe du film passa du temps à l’Hacienda Tetlapayac, à regarder des films, boire, discuter, danser, en compagnie de Diego Rivera ou Frida Kahlo et autres figures intellectuelles de l’époque. Soixante-sept ans plus tard, Debroise invita un groupe d’artistes, cinéastes et intellectuels (tels l’écrivain Serge Guibault, le commissaire Cuauhtémoc Medina, l’artiste Andrea Fraser) à reconstituer ce qui s’était passé à l’hacienda, revivre son ambiance à partir de leurs points de vue contemporains. Les convives discutèrent des milliers de pages de la correspondance d’Eisenstein, de coupures de presse le concernant, de l’histoire sanglante du Mexique, de Staline, de l’essor d’Hollywood, d’art, de communisme, et d’icônes révolutionnaires. Un Banquet est à la fois un hommage à l’héritage d’Eisenstein, une fugue sur l’ennui, l’imagination, la créativité, l’amour et le sexe et une enquête sur la représentation et l’histoire elle-même, l’avant-garde, le modernisme cosmopolite, l’esthétique nationaliste mexicaine.
Monica Mayer, One More Dinner… or a Banquet in TetlapaMUAC. (2011, extrait)
Commissaire de l’exposition Una visita al Archivo Olivier Debroise: entre la ficción y el documento au MUAC en 2011, Monica Mayer mit en place plusieurs stratégies de réactivation des archives d’Olivier Debroise. Cette captation vidéo d’une performance semble n’être rien de plus qu’un simple dîner entre amis, un dîner organisé par Mayer avec les plus proches amis et collaborateurs de Debroise. Cependant, à y regarder de plus près, comme l’écrit bien Mireille Torres , elle s’avère contenir un méta-récit relatif à la méthodologie de recherche de Debroise et sa passion dans la création de ses propres archives. La particularité de l’archive de Debroise résidait dans la manière dont elle fût assemblée et ensuite utilisée autant dans ses recherches historiographiques, curatoriales que ses projets artistiques, romanesques et cinématographiques. Si ce dîner convoque la trajectoire biographique de Debroise, via un processus de remémoration collective, parfois hasardeuse et erratique, une sorte de veillée, qui restitue la mémoire vive de l’historien d’art, elle est tout autant le lieu de débats théoriques sur la figure du curateur, l’institutionnalité de l’art, le statut de l’archive, l’histoire du modernisme mexicain.
Une série de juxtapositions temporelles complexe car comme le rappelle encore Mireille Torres, le film d’Eisenstein lui-même pouvait être considéré comme un documentaire ou, mieux encore, une “archive filmique”, Eisenstein n’ayant jamais été en mesure de terminer le montage du film de la façon dont il le souhaitait. (Kantuta Quiros & Aliocha Imhoff)
Monica Mayer, One More Dinner‚ or a Banquet in TetlapaMUAC., 2011, video still, Courtesy Monica Mayer
Texte:
‘Debroise: Ondes expansives (1952-2008)’ par Cuauhtémoc Medina
“Certaines vies ne peuvent pas tenir dans une seule vie, elles défient nos expectatives au sujet des histoires qu’un individu peut provoquer, contenir, narrer et penser. Parler d’Olivier Debroise comme de l’un des critiques d’art et commissaires les plus féroces au Mexique, comme un romancier homosexuel qui explora les intersections de l’histoire, la violence et du désir, comme un agent culturel qui a été tout aussi dévastateur à détruire des mythes et susciter des transformations institutionnelles, c’est peu. L’énorme commotion que provoqua sa mort est difficilement qualifiable, parce que Debroise n’était pas un simple professionnel de la culture, mais une force puissante au sein d’une multitude de cercles critiques qui s’étendent à travers les disciplines, les camps iconographiques, les circuits universitaires et les trajectoires créatrices, en ramifications permanentes. Tempétueux, brilliant, infatigable, Olivier Debroise était le représentant d’une époque où les fixités identaires, profesionnelles, politiques cessèrent d’avoir un sens pour laisser la place à une contemporanéité tissée de passés toujours actifs, et l’exercice d’un radicalisme sans nécessité des dogmes. Dans un monde d’intellectuels organiques et d’universités fossilisées, Olivier vit le cycle d’effondrements que fut le vingtième siècle comme la possibilité de traiter la culture comme une série d’aventures. Les rôles et lignes de fuite que son énergie embrassa composent une liste incroyable bien qu’incomplète. L’historien hétérodoxe qui depuis la fin des années 1970 torpilla le récit officiel du modernisme mexicain, en explorant la structure cubiste sous-jacente au travail de Diego Rivera (Diego de Montparnasse, 1979), chroniquant les circuits artistiques marginaux des années 1920 et 30 (Figuras en el trópico, 1982), disséquant le cadavre de l ‘«individu masse» dans la peinture de Siqueiros (Portrait d’une décennie, 1997), et dotant l’art contemporain d’une généalogie polémique (L’âge de la discrépance, 2007). L’activiste anti-psychiatrique qui travailla avec Félix Guattari et Suely Rolnik. L’inventeur de la notion de commissaire comme politique culturel gauchiste, virus critique de la mondialisation, et agent d’une effervescence intellectuelle continue. Le fondateur de curare (1991-1997), la Chambre Nationale des Industries Artistiques (CANAIA) (2001-2004), Teratoma (2000-2008) et, plus récemment, le commissaire responsable de la réactivation au MUAC (Musée Univeristaire d’Art Contemporain) de l’UNAM (Université Nationale Autonome) de la tâche négligée de former des collections publiques d’art contemporain au Mexique. Le cinéaste expérimental qui, après avoir travaillé sur La Montagne Sacrée de Jodorowsky, absorbé l’improvisation actorale de Claude Lelouch et la poétique-intellectuelle de Godard et Pasolini, réussit à produire l’un des longs-métrages les plus audacieux du cinéma expérimental: Un Banquete en Tetlapayac (Un banquet à Tetlapayac, 1997-1998), un reenactement et tableau vivant qui aborde les paradoxes de la mexicanité, du communisme et de l’homosexualité au sein de ¡Qué viva México! de Sergei Eisenstein (1931-2). Le compagnon de voyage de trois ou quatre générations d’artistes: de Enrique Guzmán et Javier de la Garza à Ruben Ortiz, Miguel Calderón, ou de Carla Rippey, Adolfo Patiño et Mario Rangel à Francis Alÿs, Silvia Gruner et Melanie Smith, de Lola Alvarez Bravo Claudia Fernandez et Miguel Ventura, etc, etc – L’axe d’une série de cartes théoriques, géographiques et littéraires impensables: de Carlos Monsiváis à Luis Zapata, de Susan Buck-Morss et Ivo Mesquita, de la Suède à la Patagonie et Los Angeles, de la soviétologie à la nomadologie, de Tijuana / San Diego à l’étude des guerres frontalières chichimèques du XVIe siècle. Le complice intellectuel; Le conspirateur institutionnel; Le saboteur de la bureaucratie; Le fumeur, le séducteur, l’interminable. Olivier insistait souvent sur le fait que s’il était né à Jérusalem en 1952, cela datait du moment où cette ville répondait au nom de Palestine. Si à l’âge de 17 ans, il décida de s’installer au Mexique, désertant l’itinérance diplomatique de ses parents, c’est que, pour lui, ce pays représentait le lieu de l’engagement et de la liberté. Dans ses derniers moments, Olivier Debroise accumulait les projets nouveaux et inachevés. Sa mort a été soudaine et imprévisible, aussi impulsive qu’Olivier lui-même. “
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Kantuta Quiros
Cette soirée reçoit le soutien de l’Institut Culturel du Mexique